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Mourir deux fois. Laïc et agnostique, j’ai enseigné la sociologie à l’Université Jean Monnet à Saint-Etienne. J’intervenais entre autres sur « L’histoire de la laïcité » et « La construction des problèmes sociaux ». Plus largement, je m’intéresse à tout ce qui a trait au lien social et à l’exclusion.
Adhérent pleinement à l’objection de conscience de Bernard Quinsat, Président de « Romagnat Patrimoine », et aux arguments qu’il développe concernant sa position, je m’interroge et m’indigne avec lui quant à la destruction d’un lieu chargé de sens, de valeurs et d’intérêts multiples.
Ce qui me saisit en premier lieu dans le calvaire-ossuaire de Romagnat, c’est son esthétique et sa beauté. Ce lieu inspire le recueillement, tant il est accueillant et enveloppant. Ce seul constat lui donne, à mon sens, un caractère sacré qui suffit à nous relier les uns aux autres dans la contemplation des choses.
Sur ce simple ressenti, on a du mal à comprendre, pourquoi et comment on peut envisager de détruire un tel espace. Pourquoi déterrer la hache de guerre dans un lieu symboliquement chargé qui n’inspire qu’à la paix et où, de surcroît, des morts devraient reposer en paix. Pourquoi faire de ce havre de paix, un champ de bataille ? La surpopulation à Romagnat est-elle si criante qu’il faille absolument construire des logements sociaux à cet endroit. N’y a-t-il pas place ailleurs ? Quels sont les intérêts des bailleurs sociaux et des élus dans cette bataille ? Pourquoi abîmer le lien social et symbolique non seulement des vivants avec les morts, mais entre les vivants, c’est-à-dire diviser les habitants de Romagnat autour de ce qui est, qu’on le veuille ou non, un véritable patrimoine humain et architectural ? Pourquoi gâcher les liens entre le passé et le présent ? Comme verraient aujourd’hui, un tel désastre, ceux qui ont construit ce lieu ? N’est-ce pas une marque d’irrespect notoire envers eux et un acte blasphématoire envers ce lieu et l’esprit du lieu ?
Quand on touche à un tel patrimoine, que l’on pourrait également appeler en l’espèce un « matrimoine », est-ce qu’on ne défigure pas le présent en livrant le visage nu d’une cruauté ?
A quoi bon ? Je n’ose pas croire que les élus aient si peu d’imagination et de ressources pour ne pas envisager leur projet de construction ailleurs et préfère détruire un espace sacré plutôt que se tourner vers d’autres espaces en friches. Détruire le passé, c’est abîmer durablement le présent et l’avenir. Il en va de la dignité de chacun de se tourner vers d’autres horizons et perspectives afin de retrouver sérénité et paix sociale.
Les questions, les enjeux et la mobilisation de « Romagnat patrimoine » sur ce sujet dépassent le périmètre de ce village. Par sa portée symbolique, il signale une atteinte à l’universel. Gare que l’alerte lancée par cette association ne prenne de l’ampleur et que l’opposition monte d’un cran si l’entêtement à détruire se poursuit !
Michaël Faure
sociologue
Réponses aux questions de Séverine Fabre à l’occasion de la « Fête des morts », pour le journal « Le Progrès ».
Novembre 2009.
Quelle perception la société a-t-elle des cimetières ?
Ce sont des lieux hors des lieux, des hétérotopies, pour reprendre Michel Foucault. C’est-à-dire qu’ils sont l’inverse d’une utopie même si cela serait à nuancer par d’autres interprétations de ces lieux sacrés. Ils nous renvoient à notre peur de la mort et nous rappellent à son inéluctabilité. De ce fait, ils ont une connotation négative.
C’est peut-être aussi pour cela que sous couvert d’hygiène, on les a relégué hors des villes à la fin du XIXe siècle, comme un refoulement, un déni de notre condition.
Dans les cimetières se concentrent nos souffrances et nos angoisses existentielles, et notamment celle de la perte d’un être cher. De surcroît, ils nous renvoient à notre propre mort et à nos vanités.
Dans les cimetières retrouve-t-on les classes sociales ?
Oui, dans une certaine mesure. Là aussi, on ne se mélange pas toujours, même s'ils sont un lieu commun.
Les monuments funéraires le rappellent aussi, avec des distinctions sociales qui apparaissent.
C’est d’autant plus fort que l’image du cimetière reste celle d'une demeure, même si c'est la dernière.
Mais c'est un lieu de consensus et de paix sociale.
"Les morts sont tous des braves types" comme dit Brassens.
"Paix à son âme". S'en est fini des querelles stériles, "six pieds sous terre" on est renvoyé à un pied d'égalité.
Nous avons un rapport irrationnel et subjectif avec la mort et le cimetière. Ici nous y inscrivons un sens personnel mais aussi un sens collectif. Pour les athées ou les agnostiques, l’approche est peut-être plus rationnelle, comme l'indique l'inhumation, tardivement reconnu par l'église catholique.
Mais une énigme, un mystère demeurent en chacun dans une espèce de syncrétisme culturel et il n'est pas rare de voir s'élaborer chez beaucoup des représentations qui touchent à la superstition et au fétichisme ou à des "croyances bricolées sur mesure".
Un enterrement « classique », c’est un peu comme si on laissait le corps poursuivre son chemin entre terre et ciel. Comme s’il s’agissait du parachèvement d’un cycle naturel, que les vivants accompagnent, "en attendant leur tour".
Qu’en est-il du rituel de la Toussaint?
Il ne faut pas confondre, même si de facto on les associe, la fête de Tous les Saints instaurée le 1er novembre par l'empereur Louis le Pieux (sous les conseils du Pape Grégoire IV) au IXe siècle et la fête des défunts établit deux siècles plus tard. Il s'agit à l'origine de rituels celtes et païens.
En ce qui concerne la fête des défunts (le 2 novembre), elle nous permet de maintenir un lien avec la mémoire de la personne défunte, durant un moment dédié. Comme si quelque chose perdurait du côté des vivants qui sont les témoins, les dépositaires, c'est la présence de l'autre en nous, par-delà le drame de la désincarnation.
C’est une question de transmission, de symbolique. Cela donne du courage de le faire collectivement à travers un rituel, un jour donné, plutôt que d’affronter cette réalité en "tête-à-tête". Au final, ce jour-là, on vit avec nos morts, on est relié. Ils restent présents. Aller au cimetière, fleurir une tombe montre le rapport que l’on a avec la mort. Il faut l'habiller, la rendre moins abrupte, la civiliser.
Même une fois mort, notre corps ne nous appartient pas, il est dans un lieu public, inscrit dans le registre de la culture et de la bio-politique. Il demeure sacré.
Par ailleurs, ce moment-là nous permet de tenir la mort à distance tout en nous permettant de la côtoyer.